Hazem Kandil. (2012). Soldiers, Spies and Statesmen : Egypt’s Road to Revolution. London: Verso
Avec sa civilisation millénaire, sa population généralement homogène et son puissant État central, l’Égypte est souvent conçue comme un monolithe. Or, s’il est d’ordinaire rarement réexaminé, ce monolithe s’effrite devant l’examen intellectuel sérieux, révélant une Égypte à l’histoire complexe, aux cultures variées et à l’État en constante lutte interne. C’est précisément pour chroniquer cette lutte que le sociologue Hazem Kandil, professeur à l’Université Cambridge et analyste habitué du Gardian et du London Review of Books, écrit Soldats, espions et hommes d’État*. À travers une narration digne d’un thriller politique, Kandil présente une analyse captivante des conflits internes au sein de l’État égyptien, depuis la révolution de 1952.
Signalons d’abord l’architecture élégante du livre. Sept chapitres, chacun construit autour d’un moment-clé de l’histoire moderne de l’Égypte : la révolution de 1952, l’arrivée au pouvoir de Nasser en 1954, la défaite contre Israël en 1967, la « révolution corrective » de Sadate en 1971, la guerre d’Octobre en 1973, le règne de Moubarak jusqu’à la révolution du 25 janvier 2011, puis les élections présidentielles en 2012. Quoique familière, cette chronologie se détache rapidement du récit conventionnel, car au lieu d’une histoire exaltant l’harmonie pérenne de l’État-nation égyptien, Kandil prône le « réalisme institutionnel », une perspective « soulignant la lutte pour le pouvoir incessante entre des institutions aux intérêts autonomes au sein-même de l’État ».
Trois institutions majeures sont concernées : les « soldats », à savoir, l’armée et l’intelligence militaire; les « espions », à savoir, les divers organes de sécurité et de surveillance civile; et les « hommes d’État », à savoir, les individus et les partis en charge du pouvoir politique. La lutte entre ces trois institutions produit, à différents moments, une nouvelle configuration du pouvoir, ayant pour trajectoire générale le passage d’un État militaire, suite à la révolution de 1952, à un État policier, à partir de 1967. Ces institutions tendent à conserver leurs intérêts propres au cours des soixante années du régime : les militaires sont « préoccupés par la guerre et la préparation au combat »; les agents de sécurité cherchent à réprimer les dissidents au sein du régime et de la population générale; les politiciens sont intéressés à asseoir leur autorité politique et à négocier la place de l’Égypte dans la géopolitique régionale et mondiale.
L’analyse a l’avantage d’éclairer les origines institutionnelles des conflits internes de l’État. Ainsi, les trois lignes directrices de la politique de Moubarak – « la marginalisation de l’armée; le renforcement des forces de sécurité; la dépendance accrue sur une classe capitaliste financée par l’État pour la gouvernance du pays » – expliquent l’intérêt objectif de l’armée à renverser Moubarak, le 11 février 2011. Surtout depuis 1973, l’armée a été affaiblie par des purges constantes au sein du corps d’officiers, souvent suspectés de couver un coup d’État. À l’occasion d’une révolte populaire en 2011, les hauts commandants de l’armée ont saisi l’opportunité de retrouver la gloire de l’institution militaire, perdue notamment face au Ministère de l’Intérieur, devenu monstrueux par sa taille et ses pratiques sous Habib el-Adly, et aux politiciens-businessmen de Gamal Moubarak, accumulant les richesses pharaoniques grâce au monopole et au népotisme. L’armée se serait ainsi alignée avec la volonté des révolutionnaires par intérêt institutionnel, relatif à ses luttes internes avec le pouvoir, plutôt que par affinité sentimentale avec le peuple égyptien. Cette dernière leçon nous donne sûrement une indication sur les causes et éventuels effets du coup d’État du 3 juillet 2013.
L’analyse écorche par ailleurs la mystique entourant les grands hommes politiques. Le charismatique Nasser se révèle comme un leader paranoïaque, obsédé par l’établissement d’organes de sécurité personnelle, jetant par là les bases de l’appareil de répression tentaculaire consolidé sous Moubarak. Sadate, réputé pour son intelligence politique, se révèle comme un homme d’État opportuniste, soutenant les intérêts américains, allant même jusqu’à saboter la stratégie militaire de ses propres généraux en 1973. Ces traits ne relèvent pas d’une psychologie vulgaire des leaders politiques, mais d’un examen rigoureux de leurs réponses institutionnelles à certaines situations historiques. Cet examen serait particulièrement salutaire à l’heure où une nouvelle mystique émerge autour du Maréchal Abdel Fattah el-Sisi, recouvrant ainsi ses intérêts institutionnels dans la lutte constante au sein de l’État.
S’il manque une chose à l’analyse de Kandil, c’est une appréciation juste du rôle du « peuple » dans l’histoire moderne de l’Égypte. Celui-ci y est représenté comme une entité manipulée, réprimée, mobilisée presqu’à volonté, sans détailler ni les « pratiques locales de régulation, de surveillance et de coercition qui maintiennent un certain niveau d’inégalité » au sein de la population ni les motivations révolutionnaires dudit « peuple ». Le livre offre néanmoins une excellente revue des conflits au sein de l’État égyptien depuis 1952, ainsi qu’une introduction condensée à l’histoire moderne de l’Égypte.
This review was initially published on March 26th, 2014, by Al-Ahram Hebdo